Les Ailes du Désir : Journal d’un opéra
Les Ailes du Désir est un opéra que m’a commandé la coopérative opéra pour la saison 2023/2024 d’après le chef-d’oeuvre éponyme de Wim Wenders.
L’ouvrage est conçu de concert avec Johanny Bert (mise en scène), Gwendoline Soublin (livret), Olivia Burton (dramaturgie), Pétronille Salomé (costumes).
Ce journal tient compte des pérégrination qui flottent tout azimut dans l’arène de composition.
Les voix intérieures, les anges et la révélation
Dans le Berlin de Wim Wenders, Dieu est mort. Les anges ont perdu leur action divine et sont réduits à l’éternité des être de la contemplation. Leur pouvoir : écouter les pensées intérieures.
L’un des défis de l’adaptation opératique peut être posée ainsi : quels modes vocaux dois-je travailler pour rendre la dualité qui existe entre la parole, communication audible et adressée à autrui, et la pensée intérieure, émanation de soi à soi, souffle de rêverie bachelardienne ?
Il faut par conséquent hiérarchiser ces deux chants. Face à l’expression lyrique, il me semble bien que la sonorisation sera d’une grande aide pour exhumer la pensée la plus intime. Le chant lyrique par son essence-même est une outrance de la parole : cette typologie vocale a été largement développée par nécessité de passer outre : outre l’orchestre, outre la scène, outre le seuil le commun des mortels — je renvoie au fabuleux ouvrage sur l’opéra de Jean Starobinski : Les Enchanteresses.
Dès lors on imagine mal la voix lyrique chanter ce qui doit rester entre et qui ne s’adresse qu’à soi. Il faut donc imaginer des vocalités plus adéquates : sprechgesang, murmures, chuchotements, voix blanches etc. C’est à cet effet que l’amplification s’avère nécessaire : tel un microscope de l’audible, elle a le pouvoir merveilleux de rendre perceptible le souffle le plus minuscule.
“Chez Boehm, l’ange est ce par quoi la fureur, le désir violent qui est l’origine de tout, se transforme en langage. L’ange est le principe même du langage. Il passe un désir à l’état de mot.”
Michel De Certeau
Pour Michel De Certeau, l’ange est l’irruption de la parole en tant qu’acte trangressif du quotidien (https://www.youtube.com/watch?v=CgOf-4Gp1e0). L’ange révèle la parole exactement comme dans le film de Wenders : ce sont des messagers exaltés devant les créatures dont il exhument les pensées.
Au cours de mes recherches m’est également venue l’idée de la ” Innere Stimme” —littéralement voix intérieure !, que Schumann utilise dans son Humoresque, op.20.
Il s’agit de réitérer l’usage d’une mélodie secrète irriguant la traversée de l’oeuvre. Un chant indicible, chargé de merveilleux, qui planerait sur l’oeuvre comme la caméra de Wenders sur Berlin. Serait-ce alors l’emploi actualisé d’un leitmotiv dont on tait le nom ? Je crois qu’il s’agit surtout de la présence d’un je-ne-sais-quoi qui vient rappeler le caractère mystérieux et spirituel de la musique ; en cela, elle est intimement liée à la fonction angélique.
Un opéra sans passion ?
L’argument des Ailes du Désir ne comporte aucun danger. Rien ne vient véritablement s’opposer à l’incarnation de l’ange, à sa chute et à son amour pour la trapéziste. Cette mollesse du drame peut être redoutable dans son adaptation opératique tant le genre semble aliéné à deux pôles opposés : le bouffe et le tragique.
Dans Les Ailes, Il faut comprendre d'une part que la tragédie est contenue dans l’environnement qui entoure le drame, et que d'autre part que cette tragédie a eu lieu.
En deçà de la langueur des deux anges se muent l’horreur et la catastrophe dans un monde en résurrection . Elles prennent la forme de traces : le mur, les ruines, les images d’archives, les pensées intérieures.
Dans une métamorphose du film vers l’opéra, toute tentative naturaliste de retrouver cet environnement sonnera creux face à l’oeuvre originale. Alors, comment la musique peut-elle restituer la tragédie du dehors ? Comment insuffler du drame à l’intérieur de l’argument principal qui voit un ange chuter vers l’humanité pour connaître l’amour ? Et comment le chant peut-il exprimer son excès de sentiment dans le destin fluide des personnages ?
Le secret de cassiel
Une perspective d’exaltation du sentiment tragique est possible autour du personnage de Cassiel. Au fur et à mesure de ma méditation sur le livret, je me figure cet ange, si discret dans le film de Wenders, comme un double mystérieux et poignant. Il deviendra à la fois le narrateur de la grande histoire et un compagnon peu à peu abandonné. Oui, son chant doit être amoureux de Damielle ! Mais indiciblement. Son désespoir est étranger aux mots du livret, pourtant, il nous explosera à l’oreille au moment où son chant prendra prendra corps dans le secret de la partition.
L’Angelus Novus
«Il existe un tableau de Klee qui s’intitule Angelus Novus. Il représente un ange qui semble sur le point de s’éloigner de quelque chose qu’il fixe du regard. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. C’est à cela que doit ressembler l’Ange de l’Histoire. Son visage est tourné vers le passé. Là où nous apparaît une chaîne d’événements, il ne voit, lui, qu’une seule et unique catastrophe, qui sans cesse amoncelle ruines sur ruines et les précipite à ses pieds. Il voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler ce qui a été démembré. Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si violemment que l’ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse irrésistiblement vers l’avenir auquel il tourne le dos, tandis que le monceau de ruines devant lui s’élève jusqu’au ciel. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès».
George Benjamin, ”Sur le concept d’histoire”, Œuvres III. Traduction Maurice de Gandillac. Folio Essais page 434.
La lévitation du regard
Les anges de Wim Wenders ne volent pas, et leurs ailes ne sont pas celles du corps mais bien celles d’une conscience. Il semble plutôt que ce soit la caméra qui est contaminée par l’idée du vol : tantôt en lévitation, tantôt en surplomb, elle rend notre regard angélique en lui conférant un recul qui contemple les activités humaines.
Une mise en scène marionnettique me semble en cela parfaitement adaptée à cette suspension du regard. Il en va de même pour l’adaptation plus générale du film vers le spectacle vivant puisque celui-ci offre une grande liberté à l’égard de son public : de cour à jardin, son regard peut flotter —survoler — à loisir le drame qui se présente à ses yeux.
Adapter un film à l'opéra : la question du langage
Dans le langage de Wenders, l'opposition des images en noir et blanc et des images en couleurs semble fondamentale. Rendue par la maestria d'Henri Alekan, elle nous dit quelque chose de la solitude des anges et d'une éternité teintée de mélancolie, dans un au-delà qui surplombe la vibration des couleurs et des êtres éphémères. On comprend peu à peu que le regard angélique, stylisé par le noir et blanc, nous révèle leur infirmité. Réduits à la contemplation, ils ne peuvent sentir pleinement la totalité de l' existence : de cette impossibilité de voir le monde en couleur naîtra le désir d'incarnation de Damiel.
Ainsi, la contrainte est au cœur de la condition angélique. C'est un pacte avec dieu : l'éternité se monnaye par un retranchement. Se pose alors cette question, pour perpétuer la dialectique introduite par la pellicule, comment traduire l'infirmité du regard angélique au sein de l'expression lyrique ? Ou pour le dire autrement, à quel sublime interdit aux anges l'humanité a t-elle accès ? Cet opéra y répondra en chœur : à la musique polyphonique. La solitude des anges sera sourde à la verticalité de la musique choral. Par conséquent, point de véritable duo entre Cassiel et Damielle, mais l'idée d'un dialogue responsorial.
Cette tension pose également la nécessité d'un grand duo d'amour entre l'ange et la trapéziste, moment paroxystique de l'oeuvre, pour assouvir le désir, empêché jusque-là, de communier par le chant.