Les logiciels de notation musicale : dans l’antre du diable

A l’heure du numérique, peu d’écueils me semblent guetter avec autant de danger le compositeur ou la compositrice de musique écrite que ceux tendus par les logiciels de notation musicale.

En premier lieu, il m’apparaît qu’ils formatent violemment la notation musicale, c’est-à-dire la pensée de l’oeuvre. Un logiciel comme Sibelius est à certains égards extraordinairement conservateur et réactionnaire. Quelle ruse faut-il employer pour s’échapper de la notation sage, efficace et monotone qu’il appelle avec tant d’attrait !

Dans un tel écosystème, l’artiste qui souhaite atteindre l’inouï n’a souvent d’autres choix que de pervertir l’outil : en cachant, effaçant, détruisant les systèmes natifs du logiciel pour faire apparaître, dans les interstices de la programmation, d’autres possibles. 

D’autre part, ces programmes offrent la possibilité d’entendre l’oeuvre notée par leur intermédiaire. Cette fonction est à mon sens parfaitement diabolique puisqu’elle rompt le pacte qui unit le compositeur à son métier. La beauté de son artisanat est telle qu’il n’écrit non pas l’oeuvre, mais son idée. Celle-ci ne donnant naissance à l’oeuvre qu’au moment de son interprétation, d’où l’existence du fameux triangle sacré “créateur-interprète-auditeur”. Tout ersatz demeure à mon sens une parjure, une tromperie. Il faut ainsi se garder autant que possible de produire ou de transmettre des maquettes issus des traductions numériques de la notation. 
D’ailleurs, l’écoute de l’oeuvre en cours d’élaboration par le biais d’un tel logiciel est le plus grand péril qui puisse guetter l’artiste dans son processus d’écriture. Insidieusement, cette écoute produit une caricature qui peut alors se fixer dans la mémoire de l’architecte en lieu et place de l’infinité des incarnations qui font la richesse du souffle humain. Donner une réponse automatique à l’oeuvre rêvée sur la portée, c’est tuer le sphinx qui sommeille en elle, lui qui invitait à une constante divination. Sans relâche, il nous faut développer cet extraordinaire pouvoir qu’est l’écoute intérieure. Se faisant, on développera alors tout un champ des possibles qui trouvera sa floraison dans les mains et les oreilles d’un.e autre. 

Il m’apparaît donc que l’écoute du matériau sonore n’a de sens que dans le champ de la musique électronique. Loin des rêves esquissés sur la partition, il s’agit alors d’écouter et de manipuler la chair du son. C’est un art noble, dont l’essence profondément plastique me semble très loin de la composition d’une partition — autant que la musique de Mahler est éloignée de la sculpture sonore d’Amon Tobin.