Sur le théâtre de Tiphaine Raffier 

Il semble d’abord que le théâtre de Tiphaine Raffier est une parole du sacré, et que cette parole est double : regard critique porté sur le fait religieux, elle se mue parfois en un système de représentations qui transfigure le réel et le projette vers une réalité supérieure, devenant par là-même une croyance ; c’est dans cet interstice entre la critique et l’incarnation même de la foi que se situe la richesse de son art.

De fait, la porosité entre le regard porté sur l’objet et la parole de l’objet lui-même implique un basculement : moment de subversion dramatique et crucial - qui peut être tout autant coup de théâtre, métamorphose silencieuse et glissement tectonique où les figures chavirent vers d’autres unités de temps, de lieux et de peaux. C’est la cour de justice soudainement recouverte de la boue des tranchées, c’est le musicologue charismatique qui révèle sa terrible pédophilie à la faveur d’un itinéraire, le raisonnement scientifique qui devient l’apôtre des prophètes, ou le faitout usuel transfiguré en chaudron du sorcier. 

Dans cet aller-retour constant du miroir critique au grimoire magique, Tiphaine Raffier se plaît ainsi à ré-enchanter le monde. Son théâtre danse, chante et crie dans un grand rituel qui forme des figures mythiques et transforme l’anecdote en parabole  ; ses acteurs sont des possédés qui évangélisent l’assemblée, et le quatrième mur s’effondre de lui-même lorsque la prêche est totale.

Ce théâtre, devenu rituel et parole ensorcelée, se doit de déployer une grande science du mouvement pour que son geste de sacrement ne manque pas la créature. Dès lors, on comprend la prédilection de Raffier pour le débit rapide qui accole les répliques les unes aux autres dans le rythme effréné des dialogues tournoyant au plateau, rondes incessantes qui invoquent l’extase du Verbe et les chemins de la transe, jusqu’au moment où survient le tragique. Oui, ces gestes souverains n’existent que pour être brisés ! L’exaltation ne cesse jamais de tendre vers son point de rupture, et chaque crescendo contient, enfouie en lui-même, la nécessité du silence qui lui succèdera.  

Car ces transports de l’extase seront toujours rattrapés par le réel qui revient inlassablement au galop : la finitude est vengeresse, et il nous faudra oublier l’espérance déchue, pour croire de nouveau aux fables des actes suivant, avant que le rideau ne tombe définitivement sur le plateau, comme la nuit sur la terre encore fumante, en une ultime sentence.

À la lumière de ces considérations, on ne s’étonnera guère de l’importance que revêt le couple caméra-écran au sein des artifices d’un tel théâtre. Chavirements, ruptures et métamorphoses trouvent avec l’objectif de la caméra une puissance nouvelle : sur l’écran projeté dans le théâtre, apparaît soudainement le doppelgänger du spectacle vivant en train de se faire, monstrueux deus ex machina d’un nouveau genre. Ce qui nous frappe alors avec force, c’est que la caméra incarne le médium archétypale de notre thématique en ce qu’il ressuscite en lui-même la dialectique entre la critique et la parole : en projetant l’objet filmé dans cet autre cosmos qu’est l’écran, il fait émerger la possibilité du recul critique ; en se focalisant sur un point du plateau puis en le dilatant, il éventre le deçà du réel pour y arracher une parole intime et transfigurée. 

C’est dans cet entremêlement du réel et de son double, filmé puis ré-encadré, que peut finalement s’élever le mystère, objet suprême de la foi chrétienne, élan initiatique vers sa propre révélation. Comment interpréter ce plateau qui se fissure devant nos yeux hallucinés ? Qui croire à présent, et vers quelle fenêtre nous tourner ? Face à l’imitation que projette le geste cinématographique - qu’elle soit ersatz ou divination, le regard du spectateur doit donc nécessairement s’ouvrir à la multitude des fragments : la messe de Tiphaine Raffier ne cède pas aux sirènes de la consolation exégétique de l’office chrétien, la parabole n’est pas désépaissie par le prêtre, le mystère se voile de la brume bleutée des archipels, que nos barques fidèles parcourront à loisir.
Eh bien, que notre regard glisse d’île en île, avant que cette mer ne se jette sous le Corcovado.

O.L (février 2020)